( Hanna femme de harki vit avec son mari et ses enfants au camp-village de Jouques (13). Le directeur du village est le capitaine Beaulieu.)

Je ne peux pas exister sans papier, je ne peux pas attendre que d’autres s’en occupent. Ce matin j’ai rangé la maison après le départ de Youssef., j’ai pris mes deux enfants avec moi. J’aurais pu les confier à ma voisine mais il aurait fallu que j’explique ce que je voulais faire. J’ai monté lentement le chemin couvert d’aiguilles brunes en direction du bureau du directeur. Kader s’essouffle un peu. Je le tire par la main. Je n’ai pas préparé de discours. Je ne suis pas sûre qu’il soit là. Ses fonctions le conduisent parfois à quitter le hameau pour superviser et inspecter d’autres logements de harkis dans tout le département.

Lui aussi se croit toujours en Algérie exactement comme toutes les femmes. Ils ne veulent pas comprendre, parce qu’ils ont peur d’un changement. Continuer à se comporter comme ils ont choisi de le faire ou comme on a choisi pour eux une fois pour toutes. Il n’imagine pas un instant un métier, une vie qui le séparerait de nous arabes dont il s’est toujours occupé. Un espèce de missionnaire : hors de nous point de vie. Il exerce un paternalisme colonialiste dont il est fier. Il croit être pour nous un dieu. .

Je ne peux pas exister sans papier, je ne peux pas attendre que d’autres s’en occupent.

Je frappe à la porte de son bureau. L’assistante sociale vient m’ouvrir. Sans un mot, j’entre avec mes enfants. Je puise ma force dans mon attitude agressive Le capitaine Beaulieu est entrain de téléphoner. Il commande une ambulance pour une femme qui va avoir son bébé. Il me lance un regard excédé à travers ses petites lunettes cerclées de métal. Je me dis que sans lui nous serions bien mal partis car il répète les explications de l’assistante sociale et cette naissance n’a pas l’air de bien se passer. Il raccroche. – l’ambulance sera là d’ici un quart d’heure, peut-être moins, dit-il à l’assistante, je viens… Qu’est ce qu’il y a? Tu vois bien que je suis occupé, va voir la monitrice, lance t-il dans ma direction. Il me tutoie et je ne le supporte pas. Il tutoie tous les arabes Le « va voir la monitrice », il le dit en arabe, c’est le comble. Je respire lentement. L’assistante a quitté le bureau pour rejoindre la femme en difficultés.
– monsieur le directeur, je comprends que vous soyez occupé, mais j’ai moi aussi un problème. Je dois vous en parler. J’attendrais que l’ambulance arrive et reparte.
Je lis l’étonnement sur son visage. Il ne s’attendait pas à ce que je m’exprime dans un si bon français. Il reprend:

– Je suis sûr que Monique notre monitrice pourra régler la question.
– Non, c’est une affaire que vous seul pouvez traiter.
– De quoi s’agit-il enfin? Dit-il sans me regarder d’un ton exaspéré.
– Je veux ma carte d’identité française.
– Envoie-moi ton mari ce soir.
– Non… Ce n’est pas de mon mari qu’il s’agit mais de moi et je vous prie de ne pas me tutoyer.

Je me rends compte que ce n’est pas habile de l’agresser mais les mots sortent et je ne les retiens pas. Non, toutes les femmes n’ont pas besoin que leur mari leur serve d’intermédiaire.
Il se lève, me fait signe de l’attendre dehors. Il me recevra après l’ambulance. Je sors dans la cour. Kader lâche ma main pour jouer avec des cailloux ronds et blancs que charrie la rivière en bas et que l’on a répandus dans cette cour. Par endroits, ils disparaissent sous les aiguilles de pins. Il revient. J’ai entendu l’ambulance repartir; Il s’assied, me fait asseoir. La jeune stagiaire de l’assistance est là, attentive. Il respecte les convenances. Un homme ne reçoit pas seul dans son bureau une femme arabe seule. Je comprends vite qu’il ne connaît pas encore bien les dispositions à prendre pour l’obtention de la carte. Il a vite compris que j’étais documentée et il m’a écouté.

-Vous avez simplement à me conduire devant un juge d’instance pour ma déclaration recognitive de nationalité, dis-je en m’appliquant bien sur ce mot « recognitive » que j’ avais appris et compris là-bas au Larzac avec les français qui le découvrirent en même temps.
– Je vais me renseigner, je te tiendrais au courant. Il n’a pas pu encore s’empêcher de me tutoyer.
Nadine sort avec moi, me dit qu’elle va personnellement se renseigner. Elle me demande de lui expliquer tout ce que je sais de la question et je comprends qu’elle me donne sa confiance. Je parle tandis qu’elle m’accompagne jusqu’à la maison.
« J’en ferais mon mémoire de fin de stage, ainsi nous nous rendrons mutuellement service. »