Nous sommes comme chaque été au club des pins. C’est un club chic- l’entrée est chère et ne se fait que par parrainage- et familial. Chaque génération a son coin. Les jeunes flirtent et les mères surveillent, organisant les mariages de l’automne et de l’hiver. C’est ainsi que ça se passe. Qu’importe que les jeunes filles tombent enceintes puisque c’est à l’intérieur de ce club si fermé. Il y aura mariage entre familles de la même société.
L’atmosphère est plus lourde. Même les mères discutent de politique. La trahison de de Gaulle est à l’ordre du jour dans toutes les générations. Depuis le début, il envoie des émissaires discuter avec le FLN. Il prépare les accords d’Evian. Les appelés du contingent ne suivent pas les parachutistes. Salan a manqué son coup. Les barbouzes font plus de ravages que les arabes.
Ils en oublient presque le bain de mer, l’anisette et les flirts qui se nouent. Ils y viennent enfin parce que la chaleur tape, et parce qu’ils ne veulent pas croire que c’est leur dernier été. Ensemble ils s’encouragent à se leurrer en scandant toujours deux mots: Algérie Française.
Main dans la main, nous entrons dans l’eau, crevant la fine écume qui ourle les vagues. Nous nageons côte à côte la brasse coulée jusqu’au rocher des amoureux. Nos corps se frôlent, nous fermons les yeux, nous écoutons battre notre sang où coulent le soleil et la mer.

Main dans la main, nous entrons dans l’eau, crevant la fine écume qui ourle les vagues

Ce n’est peut-être pas cette fois, ce n’est peut-être pas au club des pins. Elle dit:  » allons à Tipasa. » Nous savons qu’il est interdit de sortir du club bien gardé à cause des dangers, de la haine permanente, des crimes de l’OAS, du FLN. Qu’importe, elle ira à Tipasa et je la suivrai n’importe où. Nous n’avons pas l’âge du permis de conduire.
Je ne sais plus comment nous couvrons les 50 kilomètres qui nous séparent de ce lieu. C’est peut-être une autre fois et nous y sommes allés avec d’autres en voiture ou alors nous prenons le car à Sidi-Ferruch. Notre amour crée autour de nous une bulle magnétique qui nous protège de tout et n’attire que le bonheur.

Les rochers, les ruines antiques, la terre rouge descendent jusqu’à la plage. Elle cueille une branche d’anis gras, écrase entre ses doigts quelques petites langues vert sombre, épaisses, gorgées d’eau, respire l’odeur forte de la plante qui se mêle à celle des géraniums.
Le gardien, accroupi sur ses talons, coiffé de sa chéchia, à l’ombre d’un figuier, égrène son chapelet. Il nous guette de ses yeux mi-clos. J’ignore que je ne reviendrai jamais dans ce lieu mais l’intensité de cet instant le rend toujours présent, éternel.
Je ne lui sers peut-être que de guide pour dire adieu à son enfance et à sa terre natale mais elle ne le sait pas…