Tous quatre sont sur le bateau. Les formalités d’embarquement se sont bien déroulées. Les moteurs tournent, la manœuvre commence dans le port d’Alger. Seuls un groupe de jeunes appelés du contingent regardent vers le rivage, riant heureux du cessez- le- feu dont ils sont les premiers à bénéficier. Tous quatre sont calmes, silencieux comme si le bruit des mots eut pu empêcher la mise en route des moteurs, la concentration de l’équipage, la décision du commandant. Ils ne restent pas sur le pont comme ils le font les autres années lors des départs en vacances. Ils rejoignent leur cabine de première classe. Marthe furtivement ouvre son sac à main, tâte du bout des doigts les clefs de leur appartement rue Michelet, clefs qui n’ouvriront aucune.
Pourquoi sa mère ne lui dit-elle rien? Huit jours sans nouvelle, ce n’est pas une preuve qu’on est mort même en temps de guerre!
José quitte la cabine qu’il partage avec sa mère, hésite devant celle de ses frères et renonce. Il en veut à Raphaël qui lui a annoncé que leur père était mort. Comment en est-il certain? Pourquoi sa mère ne lui dit-elle rien? Huit jours sans nouvelle, ce n’est pas une preuve qu’on est mort même en temps de guerre!
André et Raphaël rangent leurs affaires dans leur cabine. Raphaël garde encore cette colère contre lui-même qui la saisit hier après midi. Il y avait eu d’abord Fatima. Il avait sonné, elle était venue ouvrir sans le moindre regard. Tous ces arabes ne le regardaient plus. Raphaël ne savait pas si c’était nouveau ou s’il en avait toujours été ainsi. Il avait pris conscience de cette absence de regard comme s’il n’existait pas. En passant le seuil de la maison, il avait eu besoin du regard de Fatima. Elle s’était retirée dans la cuisine, avait tiré une chaise, s’était assise,
désœuvrée.
Il s’était mis à classer des documents concernant le garage et le cabanon. Il sentait qu’elle guettait ses gestes, les suivait sans les yeux. Il en était agacé, empêché dans son classement. Il découvrait qu’elle était une personne vivant d’une vie propre qui interférait avec la sienne. Secondes lourdes, étouffantes, mortes où tout se passe entre deux personnes. Il avait crié de préparer du chocolat, un goûter. C’était la première fois qu’il donnait un ordre à Fatima qui n’en recevait que de sa mère. Elle s’était remise en mouvement, le chocolat à préparer détournait sa propre peur.
José était revenu à son tour. Il avait lancé ces mots qu’il voulait légers:
— Papa va-t-il bientôt revenir?
José a toujours cru que son père les rejoindrait et prendrait le bateau avec eux.
— Non, répondit Raphaël d’une voix forte et assurée comme si pour lui aussi il avait besoin de formuler la réalité dont personne ne parle de peur de la faire exister.
— Il nous rejoindra au bateau ou alors un peu plus tard à Marseille! Poursuit José.
— Non.
— Pourquoi? Où est-il?
— Il est mort.
José était parti dans la cuisine, avait commencé à boire son chocolat, avait pris des galettes qu’il tripotait sans les manger.
— Inch’Allah, conclut Fatima.
— Tu vois, elle a compris, elle, il est mort, il ne reviendra jamais, restera pour toujours en cette terre.
Raphaël secoua son frère pour secouer sa peine, la partager.
— ce n’est pas vrai, maman me l’aurait dit.
— Elle n’a pas le temps, elle a autre chose à faire.
Ce temps, ils l’ont maintenant, temps d’une traversée, 24 heures de pause et d’éternité. Parenthèse avant la vie nouvelle qui les attend.